« Taarafou » de Yehya Jaber : quand 18 jeunes Libanais redécouvrent sur scène ce qui les lie

À l’affiche du théâtre Tournesol ce soir et demain soir, une « comédie qui démine les tensions communautaires » produite par l’ONG March et interprétée par des jeunes issus de divers quartiers antagonistes de la capitale, qui racontent leurs propres vécus. « L’OLJ » les a rencontrés.

OLJ / Zéna ZALZAL , le 01 février 2022 à 00h00

Rassembler dans un théâtre de réconciliation des jeunes gens issus d’environnements opposés. Photo Youssef Itani/Association March

« Chez nous, on nous disait : méfie-toi du druze, il est très nerveux et éloigne-toi du chrétien, c’est un buveur d’alcool. Cette expérience scénique m’a fait réaliser à quel point tout cela est cliché. Aujourd’hui, j’ai de nouveaux amis qui ne sont pas de ma confession et avec qui je m’entends parfaitement », confie Mohammad, un sunnite de 21 ans originaire de Tarik el-Jdidé. Idem pour Élias, 23 ans. « Je suis le seul chrétien de la bande. Et je m’y sens aussi à l’aise qu’un poisson dans l’eau », claironne ce frais diplômé de l’Université libanaise en gestion et conservation des ressources naturelles, qui a grandi à Naameh dans « un environnement où chrétiens et musulmans ne frayaient pas ensemble ».

Ils se prénomment Dana, Taline, Sahar, Bilal, Élias-Patrick, Ibrahim, Hamzah, Omar, Ahmad, Mohammad… Ils ont tous entre 18 et 28 ans. Ils viennent de Tarik el-Jdidé, Bourj el-Brajné, Khandak el-Ghamik, Basta al-Tahta, Chiyah, Tayouné, Ras el-Nabeh ou même de Naameh… Ils ont tous plus ou moins la même dégaine, la même « coolitude » en jeans-survêtements-baskets. Et ils répètent dans une ambiance tout à fait amicale Taarafou (Faites connaissance) de Yehya Jaber, à l’affiche du théâtre Tournesol aujourd’hui mardi 1er et demain mercredi 2 février. Une « comédie communautaire » bâtie autour de leurs affiliations identitaires (souvent) opposées et de leurs confessions (parfois très) intimes…Que se passe-t-il quand 18 jeunes gens et jeunes filles issus de divers quartiers de Beyrouth et sa banlieue, élevés dans le sectarisme, la peur et le rejet de l’autre, se retrouvent pour la première fois sur scène pour interpréter une pièce directement inspirée de leurs propres vécus ?

Et bien cela donne un (tout) petit espace de réconciliation nationale. Comme un échantillon de ce que pourrait être le pays du Cèdre, une fois débarrassé de ceux qui y attisent les haines communautaires et dégradent toute tentative de vivre-ensemble.

Cet espace commun, l’association March, menée par Léa Baroudi, tente de le construire depuis 2011 à travers diverses actions culturelles, visant à abattre les clivages et à rétablir le lien national. L’ONG qui a réussi notamment à rapprocher, par le biais du théâtre et de l’insertion professionnelle, des ex-jeunes combattants de Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen, les traditionnels quartiers ennemis de Tripoli, poursuit sa mission partout où les antagonismes se font plus prégnants.

Des jeunes issus des divers quartiers antagonistes de la capitale racontent au public du théâtre Tournesol leurs propres histoires et vécus. Photo Youssef Itani/Association March

L’après-Tayouné

C’est ainsi qu’aux lendemains des incidents de Tayouné, March décide de redonner un coup de collier à son programme de renforcement de la cohésion sociale en produisant une nouvelle pièce qui réunirait sur les planches des jeunes en provenance de secteurs en confrontation de la capitale. À cet effet, la directrice de l’ONG fait à nouveau appel à Yehya Jaber, qui avait signé Houna Beyrouth, une précédente pièce dans le même registre. Le fameux dramaturge, auteur et journaliste, qui a beaucoup abordé dans son répertoire les tensions des quartiers et des communautés beyrouthines, est la personne la mieux qualifiée pour rassembler dans un théâtre de réconciliation des jeunes gens et jeunes femmes issus d’environnements opposés. Passé maître dans le déminage sur scène des conflits communautaires, l’homme à l’allure débonnaire sait écouter et guider avec une bienveillance toute paternelle ses 18 jeunes comédiens non professionnels sélectionnés sur la soixantaine de candidats au casting de Taarafou.

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« L’objectif principal de ce travail théâtral étant le retissage d’un lien national commun, il fallait avant tout déconstruire les a priori en privilégiant une approche psychologique d’ouverture aux autres. Et pour mieux connaître l’autre, il faut d’abord se connaître soi-même. Qui suis-je ? Qu’est-ce qui a fait que je sois devenu tel que je suis ? Que sais-je réellement sur l’autre ? En quoi sommes-nous différents les uns des autres ? Et surtout qu’est-ce qui nous rapproche ? J’ai amené mes comédiens à se poser ces questions. Et à partir de leurs réponses, franches et sincères, j’ai tissé le canevas de cette pièce de 60 minutes, où chacun raconte sa propre histoire, son vrai vécu », indique le metteur en scène.

Yehya Jaber, un metteur en scène passé maître dans le déminage sur les planches des tensions communautaires. Photo Youssef Itani/Association March

Confessions, acceptation et catharsis

Taarafou sera ainsi le mot d’ordre de Jaber au cours des six semaines de répétitions quasi quotidiennes qui se déroulent au centre culturel Hona Beirut-Café B Kaffak de l’association March à Beyrouth (à l’intersection Ghobeiry et Chiyah). Et le leitmotiv qui transformera cette première expérience des planches en une véritable catharsis pour ces 18 jeunes.

Dès lors, Dana, 22 ans, « future chanteuse, chiite et communiste », confiera sans ambages son attirance pour « les chrétiens, leurs fêtes et leurs traditions ». Hamza, étudiant en journalisme de 19 ans, habitant de Ras el-Nabeh, laissera filtrer entre les lignes son orientation sexuelle tue jusque-là. Tandis que Bilal, 25 ans, chiite de Bourj el-Brajneh, ex-joueur de football au sein du club Nejmeh, reconverti en entraîneur pour cause de problème aux genoux, parlera pour sa part de son rêve de carrière avorté. Il évoquera aussi ses deux ans de scolarité invivables aux Makassed et sa meilleure intégration au sein de l’école publique de Karm el-Zeitoun. Et Omar Haidar, 19 ans, qui porte « un prénom sunnite et un nom de famille chiite », dira que sa double affiliation est une grâce. « Je décline soit mon nom, soit mon prénom en fonction du quartier ou de la région où je me trouve », confie, le regard malicieux, celui qui vient de s’enrôler dans la Défense civile…Rapprocher et unir à travers une culture commune une génération éclatée autant par les crises que par les discours des dirigeants. C’est aussi cela la fonction du théâtre. Et c’est ce qui en fait un lieu où le lien social se noue spontanément entre des jeunes qui partagent tous le même rêve d’une vie décente, d’un avenir assuré, de tolérance et d’acceptation de l’autre, quelles que soient sa religion, ses convictions politiques, ou son orientation sexuelle. Une pièce à voir et des voix à écouter.

« Taarafou » aujourd’hui mardi 1er et demain mercredi 2 février au théâtre Tournesol (Tayouné). Entrée libre à 19h. Une boîte placée à l’entrée de la salle recevra les donations de ceux parmi les spectateurs qui sont désireux de soutenir ces jeunes.