Le Figaro – Les bas-fonds de Tripoli s’ouvrent aux visites guidées.

Depuis juillet et l’accréditation du ministère du Tourisme, une poignée de touristes ont tenté l’excursion «Love War Tour» qui permet de découvrir des quartiers pauvres et malfamés de Tripoli. Collection personnelle

REPORTAGE – Une ONG organise des excursions pour changer le
regard sur les quartiers de cette ville libanaise longtemps déchirée par
les combats.

Tripoli

«Vous avez des questions avant qu’on aille sur les lieux des combats?» Ali, 23 ans, barbe de hipster et long short de boxe, est un guide surprenant. Comme son alter ego, Zafer, 38 ans, casquette sur le crâne, la barbichette effilée et un pantalon cargo noir. Ils se sont fait une spécialité d’organiser des visites guidées des quartiers pauvres et malfamés de Tripoli, la grande ville du nord du Liban dont ils sont originaires. Ali est de Jabal Mohsen, un réduit alaouite demeuré fidèle à la famille au pouvoir en Syrie ; Zafer est de Bab Tebbané, un bastion sunnite, par définition hostile à Hafez el-Assad, dont le cœur, après s’être longtemps enflammé pour la gauche
révolutionnaire, a basculé dans l’intégrisme religieux au tournant des années 1980. Ces deux quartiers ont été séparés par une guerre de cinquante ans que ni les affiliations politiques ni les rivalités communautaires n’expliquent à elles seules. La marginalisation ainsi que la pauvreté croissante de ses quelque 100.000 habitants y est aussi pour beaucoup. Dès la fin des années 1960, 90 % de cette population,
principalement des migrants venus de l’arrière-pays libano-syrien, appartenait aux classes défavorisées. Peu, parmi les jeunes de plus de 20 ans, avaient reçu une éducation primaire. «Même les gens de Tripoli ont peur de venir», déplore Ali. La dernière grosse bataille est encore, il est vrai, dans toutes les mémoires: en 2014, 200 personnes ont péri dans le labyrinthe de ruelles de Bab Tebbanné, justifiant le surnom de «Kandahar libanaise».

Une opportunité de réinsertion

Le «Love War Tour» débute par un arrêt à Kahwetna, le café de l’association March, à l’origine de ce circuit hors norme. Installée en 2016 dans la rue de Syrie, qui sert de ligne de démarcation aux camps rivaux, l’ONG cherche à réconcilier les habitants en leur offrant un lieu de rencontre. Pour les anciens combattants, que March prend en outre en charge, c’est l’opportunité d’une possible réinsertion. Quelque 350 sont d’ailleurs passés par ses ateliers. «Beaucoup pensent que trop de sang a coulé entre
nos communautés. Je comprends: nous avons tous un proche mort dans les combats. Mais, sans réconciliation, il n’y a pas d’avenir», témoigne un ancien de l’association, employé désormais dans l’atelier de fabrication de meubles que March a ouvert il y a peu. «Quand j’ai commencé ici, moi, l’Alaouite, je n’ai adressé la parole à personne pendant six mois, tant les autres (les sunnites, NDLR) étaient “l’ennemi à abattre”. Aujourd’hui, mes meilleurs copains sont sunnites. Alors, quant à ouvrir nos quartiers aux étrangers, je dis: essayons! Si ça peut casser notre isolement…» Depuis juillet et l’accréditation du ministère du Tourisme, une poignée de touristes ont tenté l’excursion.
À l’intérieur de l’estaminet, une majorité d’hommes: certains jouent aux échecs ; d’autres palabrent en sirotant un café. Ahmed (le nom a été changé à sa demande) en fait partie. À 34 ans, ce sunnite de Bab Tebbané est un combattant d’un autre genre: lui a fait la Syrie, engagé à Qseir en 2013, puis, quand cette bataille fut perdue pour les anti-Assad, à Qalamoun. De ces années-là, il ne dira ni ce qu’il a fait, ni ce qu’il a vu. «Rentré au Liban, je me suis terré. Je me baladais avec une ceinture d’explosif en permanence sur moi: je pensais me faire sauter, si l’armée me capturait. C’est un proche qui a eu peur pour moi qui m’a dénoncé. J’ai échoué à Roumié
(célèbre prison libanaise où un quartier est réservé aux islamistes, NDLR), pour finalement être relâché dans l’attente de mon procès.» Ahmed a rejoint March il y a deux ans. «Je voudrais que le monde extérieur comprenne notre histoire: notre parole n’est jamais prise en compte», dit ce damné de l’histoire.

D’anciennes régions prospères

Le tuk-tuk du «Love War Tour» dépasse le check-point de l’armée libanaise à l’entrée de Jabal Mohsen. Pas de militaires en vue: ils lambinent plus haut, profitant de l’ombre d’un bâtiment. Avec ses six passagers, le rickshaw peine à grimper l’ancienne colline où oliviers et orangers balayaient jadis l’horizon. Beaucoup des visiteurs ignorent qu’avant d’être considérés comme un coupe-gorge et un repaire du trafic de drogue Jabal Mohsen comme Bab Tebbané furent des régions prospères, situées idéalement sur la route de la Syrie pour capter une partie du négoce transfrontalier. À
Jabal Mohsen, les vestiges d’un monumental caravansérail et la présence d’un palais déserté attestent de ces splendeurs passées. «On a tapé à toutes les portes pour réhabiliter le caravansérail. Sans succès, et la pluie a eu raison des murs», relève Ali. Le groupe arrive devant un café-narguilé délabré. Pas un client à l’intérieur, mais, tout autour, des voisins qui commentent une récente échauffourée: il y a quelques jours, les armes ont encore parlé. «Un deal qui a mal tourné entre caïds, croit savoir le
tenancier, un aimable géant qui veille sur les ruines d’une fabrique de savons ottomane accessible depuis son arrière-cour. Pendant les affrontements, les combattants de Bab Tebbané s’y infiltraient pour mieux pénétrer à Jabal Mohsen. «Cela a été une zone de combats meurtriers. Pourtant, aujourd’hui, la vraie question est économique. Les gens me disent: “Au moins, quand on se battait, on était payés. Avec la crise, on n’a plus rien”», rapporte-t-il. À quelques mètres, le vieux sculpteur sur bois ne peut qu’opiner. Dernière échoppe ouverte d’une rue qui en comptait des dizaines, il peaufine son ultime commande: une future crèche de Noël. Après? «Mon métier va disparaître», s’inquiète-t-il. Tandis que parallèlement émergera sans doute une autre configuration de ces favelas rongées par la criminalité: «Plus dure, plus désespérée, la nouvelle génération me fait parfois vraiment peur», confie Léa Baroudi, la fondatrice de March.